Ce que révèlent les propos de Danièle Obono
Paul-François Schira revient sur les déclarations de Danièle Obono, députée insoumise de la 17e circonscription de Paris, qui défend la non-mixité raciale dans les stages des syndicats d’enseignants Sud-Education 93.
«Je vois une foule innombrable d’hommes semblables et égaux qui tournent sans repos sur eux-mêmes pour se procurer de petits et vulgaires plaisirs, dont ils emplissent leur âme. Chacun d’eux, retiré à l’écart, est comme étranger à la destinée de tous les autres: (…) il est à côté d’eux, mais il ne les voit pas ; il les touche et ne les sent point ; il n’existe qu’en lui-même et pour lui seul (…)» A. de Tocqueville
Il faudrait peut-être la remercier. En quelques mots, Danièle Obono a dévoilé une pensée que nous percevons parfois confusément à l’œuvre, mais qui n’est jamais aussi clairement exprimée. Elle nous rend un immense service, car elle nous pose, pour une fois, la bonne question. «La pratique de la non-mixité n’est pas dangereuse dans le sens où c’est une pratique qui répond à des besoins de catégorie». On s’attendait bien sûr à l’avalanche d’exclamations scandalisées portant sur le fond de l’affirmation de la députée de la République. Gauche républicaine, droite conservatrice-libérale, de partout et même de son propre camp on aura goûté les prises de distance à l’égard de celle qui, à dessein ou par simple maladresse, encourage à leurs yeux une forme de ségrégation raciale.
Mais plus qu’au fond de la question – peut-on autoriser les stages en non-mixité raciale organisés par le syndicat d’enseignants Sud-Education 93 – qui a suscité, dans la classe politique, l’unanimité, attachons-nous, comme c’est souvent le plus intéressant, à ce que la réponse formulée par la députée Obono révèle de plus profondément tapis dans le discours ambiant. Quelque chose que les critiques unanimes de cette prise de position n’ont pas semblé vouloir relever, ni affronter.
A ceux qui, quasi-unanimes, s’offusquaient de ce que le syndicat d’enseignants mettait le modèle républicain en danger, la députée a souhaité apaiser les scrupules. Elle a expliqué que le stage répondait à une demande particulière, d’une «catégorie» de la population, qui se sentait singulièrement touchée par un phénomène spécifique, «à un moment donné». Qu’il ne devait donc pas inquiéter «les autres», ceux qui, de la communauté nationale, n’étaient pas directement concernés. Si cette explication avait eu pour objet de rassurer les Français, elle a, à notre égard, produit tout l’inverse.
La députée Obono a benoîtement justifié une mesure dont certains estimaient qu’elle portait atteinte au modèle républicain au nom d’un besoin de catégorie. Par la même occasion, elle a implicitement répondu à ses détracteurs qu’ils n’avaient pas à s’inquiéter dès lors que cette initiative ne les concernait pas. Mais si les stages en non-mixité raciale ne sont pas dangereux pour le modèle républicain dès lors qu’ils répondent à des besoins de catégorie, on se demande en quoi consiste ce modèle républicain. Les critiques du stage en non-mixité et la députée Obono ne se placent en réalité pas sur le même terrain. Ils ne s’expriment pas dans la même langue. Les premiers parlent d’un modèle républicain, celui qui constitue notre bien commun, celui qui rassemble les individus au sein d’une demeure qui leur est familière et qu’ils ont appris à aimer, celui qui, par la coutume, l’histoire, la culture, leur a ménagé un espace de vie commune. La seconde pénètre au sein de la demeure, et prétend que celle-ci se résume à une cohabitation, c’est-à-dire à l’addition des membres qui y séjournent à un moment donné. L’espace commun se réduit à la fine membrane qui sépare deux individus et leur espace individuel respectif. Il ne serait, en définitive, plus qu’une règle du jeu: «ma liberté s’arrête là où la tienne commence». Hors cela, tout serait permis. Dire que le modèle républicain serait composé d’autre chose que de cette règle du jeu serait d’ailleurs flirter avec les prétentions totalitaires du siècle dernier.
Notre époque a donc déconstruit le «nous» en autant de «je, tu, il» qui le composent, au motif qu’il était le synonyme du totalitarisme.
Ce que la phrase de la députée Obono révèle, c’est, expressément, la vision d’une communauté nationale transformée en espace indéfini, régulé par un pouvoir central, traversé d’individus, ponctuellement groupés en lobbies d’influence, dont les finalités sont toutes légitimes en tant que telles. Les individus ont une autonomie infinie, qui n’est bornée que par celle de leurs voisins. L’autre apparaît donc fondamentalement comme un obstacle, une nuisance, à qui l’on se frotte perpétuellement, avec agacement, et qu’il s’agit alors de détruire, d’utiliser, ou, dans le meilleur des cas, de subir. La politique se réduirait à l’administration de ces conflits individuels rendus aussi inéluctables que les individus sont postulés comme fondamentalement déliés les uns des autres. Les relations sociales ne sont plus alors fondées que sur le gain, donc l’affrontement: on s’assemble pour obtenir quelque chose de l’autre. Toute autre appartenance à un modèle commun, à des institutions communes, qui ne répondent pas à la logique de l’intérêt individuel ou catégoriel, est à détruire: appartenir, c’est déjà s’asservir, quand ça ne permet pas de se servir.
C’est aux antipodes du modèle de la communauté nationale, qui offre aux hommes, non seulement un espace de liberté individuelle – l’espace privé – mais aussi un espace qui leur appartient en indivis: l’espace public, leur commun, que personne ne peut individuellement ou communautairement s’approprier mais dont tous sont collectivement responsables, et dont l’école, précisément, constitue l’une des premières institutions fondatrices. Car c’est cet espace qui permet la rencontre, l’accueil, l’échange, le partage, et la confiance nécessaire au don de soi ; c’est lui qui permet de lisser les conflits d’égos, d’atténuer les chocs d’intérêts, de faire travailler les hommes à un ensemble qui les dépasse. Le cadre national et la culture qui l’habite constituent, à l’heure actuelle, la seule forme politique qui dispose de l’échelle pertinente pour, entre l’unique et le tout, accueillir autant de différences que possible, tout en ménageant un espace commun qui ne soit pas artificiel.
«En quoi cela te pose-t-il un problème, à toi, si ça leur fait plaisir, à eux?». Voilà ce que la formule de la députée Obono postule comme l’unique critère de la citoyenneté. Et si ce présupposé n’a pas fait l’objet d’une quelconque remise en question dans les médias, c’est qu’il est en réalité largement dominant. C’est en effet le même critère qui a structuré et qui structurera des sujets aussi variés et déconnectés les uns des autres que le travail le dimanche ou la question de la PMA, le port du voile intégral ou les piscines unisexes, la question de l’immigration, celle de l’éducation, ou celle de la réforme du marché du travail. Les acteurs du débat sont éclatés en intérêts irréductibles, paralysants, parmi lesquels le politique, embarrassé, ne ferait plus qu’arbitrer. Qui s’exprime au nom de l’intérêt général doit d’abord prouver qu’il souffre lui-même des mêmes maux que ceux qui réclament une solution. Qui souhaite critiquer une mesure doit d’abord prouver qu’elle l’affecte individuellement, dans ses caractéristiques irréductibles: son sexe, sa situation professionnelle, sa couleur de peau, sa croyance. On ravale donc le citoyen à ses caractéristiques identitaires, et surtout on présuppose son inaptitude foncière à rentrer en dialogue avec son voisin, sur un terrain commun. En atomisant ainsi le «nous» au nom des libertés individuelles, notre époque paralyse le pouvoir politique et détruit l’institution civile péniblement érigée au fil des siècles. Elle recrée précisément, avec la guerre de tous contre tous, les conditions propices à l’apparition des totalitarismes qu’elle prétendait éviter. Ces totalitarismes qui ne fixent à leurs vérités aucune autre limite que le pouvoir d’un camp adverse.
La formule de la députée Obono, bien au-delà de la question de fond, nous astreint donc à un exercice intellectuel puissant, lourd de conséquences, qui touche au fondement même du sens que nous trouvons à nous dire Français. Au nom de quelle permanence, au nom de quel modèle est-il encore possible de s’opposer légitimement, et sans procès d’intention, à des stages en non-mixité raciale, si notre horizon politique se résume à la liberté individuelle de chacun, mâtinée de procédures censées garantir l’épanouissement maximal du plus grand nombre? C’est probablement là la question politique la plus particulièrement nécessaire à notre temps.